« MA FORMATION DE COMPOSITEUR EST FONDAMENTALE » – UNE INTERVIEW DE JÉRÉMIE RHORER
Propos recueillis par François Lesueur, le 12 avril 2013 – Concertclassic.com
A 40 ans tout rond, Jérémie Rhorer mène une carrière atypique qui brise les barrières et les préjugés. Profondément marqué par la révolution baroque, ce claveciniste de formation a fondé en 2005, avec le violoniste Julien Chauvin, Le Cercle de l’Harmonie et s’est fait connaître en relisant les partitions de Mozart, ainsi que celles de Haydn, Grétry ou Auber. Il est également compositeur, ce qui lui permet de défendre avec la même conviction les œuvres de son temps, comme très récemment à Lyon l’opéra Claude de Thierry Escaich.
Du 25 avril au 7 mai, Jérémie Rhorer dirige ses musiciens du Cercle de l’Harmonie dans la fosse du Théâtre des Champs-Elysées, à l’occasion d’une nouvelle production de Don Giovanni confiée à Stéphane Braunschweig. Une occasion pour Concertclassic de le rencontrer.
Vous devez votre premier grand succès à Anne Blanchard, directrice du Festival de Beaune, qui vous avait confié en 2006 Idomeneo de Mozart. Imaginiez-vous un instant qu’il deviendrait votre compositeur d’élection et, avec le recul, comment expliquez-vous la relation privilégiée que vous entretenez avec lui ?
Jérémie Rhorer : Non, très honnêtement je ne pouvais pas l’imaginer ; j’avais des affinités avec Mozart depuis mon plus jeune âge, assez naïvement, pour une sorte d’évidence de sa musique, qui m’a toujours parlé. Le hasard a voulu que je me trouve au confluent de plusieurs influences, en raison de ma culture et de ma formation. J’ai été très marqué en tant que claveciniste par la révolution baroque et je croyais que tout cela me servirait à revisiter d’autres répertoires classiques ou celui du premier romantisme. Ayant toujours ressenti la question du phrasé et de la rhétorique comme déterminante dans l’interprétation, même si ce n’est pas l’apanage de la révolution baroque, avec pour conséquence des influences sensibles sur toute la musique jusqu’au post-romantisme, cela m’a conduit très vite à me dire qu’il y avait forcément des choses à faire du côté de Mozart qui, selon moi, avait été abordé par les grands pionniers de manière manichéenne et pas avec assez de distance pour rendre justice aux exigences du répertoire classique. Il y avait donc chez moi comme chez Julien Chauvin une ambition de le relire, sans dogmatisme, d’autant que ce compositeur avait subi le poids de la tradition, qui amputait la théâtralité de son génie dramatique, en donnant une place trop grande à la vocalité et à ses artifices.
En travaillant avec le chanteurs je me suis rendu compte combien il importait de retrouver un romantisme évident chez Mozart. Regardez le personnage de Donna Anna dans Don Giovanni, si on le prend pour ce qu’il est chez Mozart, il se révèle d’une grande intensité, mais pas ampoulé. Pourtant on a tendance à en faire trop et à le tirer vers des excès qui ne sont pas les siens.
Julien et moi nous nous préoccupons du rapport entre le texte et la texture. Si on utilise des instruments modernes pour ce répertoire, on obtient une densité orchestrale qui n’est pas celle que connaissait Mozart et pour faire face à cela on doit forcer, ce qui écarte du style semplice. Ces enjeux sont passionnants pour de jeunes musiciens nourris comme nous d’une culture assez fraîche. Dans votre question il y a aussi la part de l’image que l’on se fait de nous. J’ai dirigé Idomeneo comme je dirige Thierry Escaich, avec la même ingénuité et cette production qui a rencontré un grand succès est en partie responsable de l’étiquette qui m’a été collée instantanément.
Vous avez beaucoup dirigé Mozart depuis, au point de vous voir confier le Festival qui porte son nom au Théâtre des Champs-Elysées. Après Idomeneo en 2009 avec Stéphane Braunschweig, puis Cosi fan tutte avec Eric Genovèse, vous poursuivez cette année avec Don Giovanni. Considérez-vous cette œuvre comme « l’opéra des opéras », et qu’appréciez-vous dans le fait de retrouver un metteur en scène avec lequel vous avez déjà travaillé ?
J. R. : Ce que j’apprécie chez Stéphane Braunschweig c’est sa capacité à diriger les acteurs et à traquer la vraisemblance, grâce à un travail de détail extrêmement précis. Cette attitude est indispensable pour rendre justice à l’intuition géniale de Mozart et à la finesse avec laquelle il soutient la psychologie ou les affects des personnages. Quand on examine attentivement sa manière d’écrire les dynamiques, il est facile en s’immergeant dans son langage, de déduire des suspensions, des contrastes d’affects précis et dans ce cas avoir en face de soi un metteur en scène qui a ses qualités, est vraiment enthousiasment. De plus, la vision de Stéphane n’est jamais arbitraire contrairement à celle de nombreux collègues qui veulent faire entrer l’œuvre dans leur concept, ce qui va à l’encontre d’un travail en commun. Nous devons rendre justice à la musique de Mozart qui joue le jeu d’une théâtralité simple : il n’y a jamais de second ou de troisième degré chez lui, ou plus exactement le second degré vient du traitement musical, mais Mozart prend comme tel la trame primaire en la magnifiant. Si vous faites de Sarastro un personnage maléfique et de la Reine de la nuit l’incarnation de Dieu sur terre, ça ne marche pas, car Mozart utilise des moyens musicaux spécifiques et tout veut dire quelque chose.
Je ne peux pas dire que Don Giovanni soit le plus grand de tous les opéras, mais il y a une perfection, un geste singulier dans cette œuvre. Je vois ce personnage comme un virus destructeur qui sème le désordre et dont nous voyons ses effets sur ceux qui croisent son chemin. Don Giovanni est une flèche qui ne s’arrête pas et dont nous suivons les éclats, les traces laissées sur ceux qui le côtoient. Toutes les femmes se pervertissent à son contact ; Elvira ne parvient pas à le faire changer, Zerlina cède au pouvoir en sacrifiant son amour et Anna est ambiguë, dès les premiers instants. Je regrette parfois qu’aucun personnage ne se refuse ou ne s’oppose à lui !
Jusqu’où peut aller votre degré d’intervention dans une collaboration artistique avec un metteur en scène ?
J. R. : Il s’agit d’un travail en commun : nous interrogeons le texte, nous nous soumettons à lui dans le but de chercher à extirper la vérité, autant par la musique que par le livret et il faut bien reconnaître que l’on avance plus vite lorsque le metteur en scène sait lire une partition. C’est irremplaçable, car certaines informations cachées dans la musique éclairent la psychologie et les affects des personnages. Stéphane connaît cela et ses observations ne sont jamais contraignantes, je dirais même qu’elles évitent les erreurs d’interprétation. Une grande partie de la qualité du travail se décide en amont, comme le choix des chanteurs, qui doit être discuté avec le producteur et le chef, car de nombreux paramètres importent, l’homogénéité stylistique bien sur, mais aussi générationnelle.
A notre époque c’est crucial, car tous les artistes ne possèdent pas la culture issue de la révolution baroque, il y a des écoles où cela n’existe pas, comme en Russie, et il est alors plus compliqué de collaborer ensemble. L’opéra peut être frustrant car nous pouvons rêver une distribution idéale sur le papier, trois ans avant, mais la vie et ses aléas font autrement, c’est pourquoi il nous faut sans cesse parier sur l’avenir. Myrto Papatanasiu, par exemple, qui devait chanter Donna Anna, a eu des problèmes avec son enfant et a dû annuler sa participation, ce qui pose bien évidemment des difficultés.
Vous jouez avec votre orchestre et avec d’autres formations, Mozart, mais également Haydn, Gluck, Auber, Grétry, Beethoven ainsi que Brahms et Weill, jusqu’à la musique de notre temps, comme cela vient d’être le cas avec la création de Claude de Thierry Escaich à Lyon. Comment expliquez-vous qu’il vous soit si facile de faire ce grand écart ? Est-ce par ce que vous êtes également compositeur que le passage d’un répertoire à l’autre est si naturel ?
J. R. : Cette formation de compositeur est fondamentale, car elle me pousse à aborder les œuvres d’une façon particulière, en partant toujours du texte, quel que soit le répertoire et en comprenant les rouages de la matière musicale. Je pense que c’est la seule manière de pénétrer un langage. Lorsque l’on dirige et que l’on est capable de composer, cela n’a rien à voir. Cela a été une évidence quand j’ai vu Bernstein diriger Mahler, j’ai réalisé qu’un monde séparait ceux qui savent seulement diriger un orchestre et les autres, car les seconds possèdent une compréhension intime de la construction, qui laisse espérer qu’ils sont en mesure de s’approcher de la vérité. Un chef non compositeur, peut être un précurseur, comme Kleiber, dont l’intuition et la manière de jouer Brahms, totalement opposées à celle de Karajan, était authentique par rapport au texte. Les Mozart de Krips et de Fricsay étaient en avance sur leur temps, sans doute parce que les Hongrois ont un sens rythmique très développé qui les rend plus proches de la dramaturgie et de l’effervescence mozartiennes.
L’existence et la présence des Arts Flo, des Musiciens du Louvre, des Talens Lyrique, de l’Ensemble Matheus, du Concerto Köln, de l’Orchestre de l’Age des Lumières ou du Freiburger Barockorchester auraient pu vous empêcher de créer un nouvel ensemble, or cela vous a plutôt porté : le fait d’avoir été assistant de Marc Minkowski, puis de William Christie n’est sans doute pas étranger à votre choix ? Qu’avez-vous retenu de leur enseignement ?
J. R. : Le fait d’avoir travaillé avec eux m’a dissuadé de créer une formation dont le but aurait été de défendre la musique des XVIème et XVIIème siècles. J’ai pensé très vite à un autre type de projet. Ils m’ont énormément appris sur le plan de la théâtralité et de la rhétorique en particulier. Chez Minkowski cette intuition du naturel théâtral m’a toujours frappé ; elle a pu le conduire parfois jusqu’à l’arbitraire mais tout ce qu’il a défendu est intéressant. Chez Christie il y avait une érudition qui pouvait atteindre au génie, dans le travail des chœurs, ou sur celui de la prononciation ; il parvenait à obtenir des espaces de beauté sidérants. Sur le plan de la direction pure, j’ai eu d’autres modèles, d’autres m’ont formé dans la connaissance musicale et harmonique comme Thierry Escaich, pour la composition, et Emil Tchakarov, pour la conduite orchestrale. Je me suis senti à la croisée des chemins car, pour un musicien de mon époque, il était impossible d’ignorer la fraîcheur apportée par la révolution baroque.
Fidèle à cette versatilité qui vous caractérise, vous dirigerez la saison prochaine au TCE deux productions scéniques, La Vestale de Spontini aux côtés d’Eric Lacascade et Dialogues des Carmélites de Poulenc avec Olivier Py, ainsi que Fidelio en version de concert. Comment vous préparez-vous mentalement à affronter ces trois partitions et de quelle manière vivez-vous cette confiance accordée par Michel Franck depuis tant d’années ?
J. R. : Je ne me pose pas la question du répertoire, car dans l’absolu rien n’empêche un chef d’orchestre d’aborder une œuvre : ce qui compte c’est le résultat obtenu. Dès lors que l’on aime la musique, on peut se risquer à l’interpréter et je dirais même plus, on le doit. Je me suis toujours érigé contre les conseils donnés dans les master classes où l’on vous assène qu’il convient de jouer Brahms à un certain âge, qu’il faut être Polonais pour ressentir Chopin, etc. ; je suis plus ouvert. La seule prévention que j’aie, c’est de ne pas aimer ou plutôt de ne pas comprendre la musique, mais je ne vois rien chez Poulenc qui pourrait m’être étranger. Et franchement cette musique, dans son raffinement, sa finesse, est proche de l’étiquette mozartienne que l’on peut m’attribuer. J’ai du mal à me défendre de cela tout en comprenant que nous avons tous une image, mais comme vous le disiez je passe d’un répertoire à l’autre depuis le départ. A l’étranger j’ai fait savoir que je refusais de diriger Mozart sur instruments modernes, je suis donc programmé dans le premier romantisme allemand. En Allemagne et aux Pays-Bas je viens de donner les Symphonies de Brahms, à Stuttgart j’ai dirigé Ligeti et Stravinski et je suis actuellement entre Paris et Lyon, sur deux productions que tout oppose : c’est ce qui est enrichissant, qui nourrit ma réflexion et me permet d’apprécier des détails que je n’aurais pas forcément décelés chez Mozart.
Le fait de jouer la musique d’Escaich, que je considère comme le meilleur compositeur actuel, m’a éclairé sur certains passages de Mozart, comme cette espèce de lumière qui a disparu de l’expression contemporaine. L’ouverture que j’ai, me permet cette réflexion. Pour revenir à Michel Franck, je lui dois énormément car notre relation a commencé tôt avec les premières Noces de Figaro qu’il m’a confiées peu après Idomeneo. Cette confiance et cette fidélité qu’il entretient avec de nombreux artistes, sont un peu un cadeau. J’apprécie cela chez les décideurs qui ne suivent pas les critiques éphémères. Il faut comprendre le métier de chanteur, il faut soutenir les artistes et les directeurs qui savent les entourer, les porter sont rares et précieux. Michel Franck permet, à moi comme aux autres, de passer outre les étiquettes ; il m’a proposé Dialogues après m’avoir entendu diriger Weill. Je ne voulais pas m’y atteler mais il a insisté et je pense aujourd’hui qu’il a eu raison.